Présentation au Colloque anniversaire, L’état des lieux en sciences sociales. Vingt ans après, organisé par l’École Doctorale en Sciences Sociales de l’Université de Bucarest
Claudia-Florentina Dobre
Théorie et pratique dans l’écriture de l’histoire
Une étude de cas : le film documentaire mémoriel « Les récits du Baragan. Souvenirs de la Sibérie roumaine »
Benedetto Croce affirmait que l’histoire ne peut être que contemporaine contrairement aux positivistes qui considéraient que l’écriture de l’histoire commença seulement quand il n’y avait plus des témoins. Ils pensaient pouvoir s’effacer devant les documents, en oubliant que dans l’interprétation des ceux-ci ils portaient des jugements influencés par leur background personnel, mais également par le contexte social, politique et idéologique de leur époque.
Les historiens de l’École des Annales, de leur côté, croyaient échapper à l’idéologie, à l’influence de leur temps, en s’intéressant aux faits économiques et sociaux. Par exemple, Lucien Febvre essayait de comprendre les sociétés de jadis en reconstituant leurs systèmes de pensées et de croyances par l’intermédiaire du concept d’outillage mental. Les historiens des Annales considéraient qu’à l’aide des constitutions des objets historiques, on peut non seulement comprendre le problème, mais aussi à surpasser l’influence du présent sur le travail de l’historien. Ils utilisaient dans la recherche des méthodes empruntées aux disciplines scientifiques comme la statistique. L’histoire sérielle semblait permettre à l’historien contemporaneiste de se libérer de la contrainte représentée par la masse énorme des documents. Il travaillait désormais sur des échantillons en ignorant que les chiffres peuvent être également manipulés de la même manière que les documents écrits et les archivés des positivistes.
Si au dix-neuvième siècle l’historien s’était mis au service de la nation, l’historien des années ‘70 a essayé de répondre aux demandes sociales. Il s’intéresse désormais à des problèmes immédiats de la cité et des individus. Micro-histoire, prosopographie deviennent des modes de recherche. Selon Carlo Ginzburg, le promoteur de la microhistoire, l’histoire ne relève du paradigme galiléen (expérience-loi), mais d’un paradigme indiciaire. L’historien doit chercher des indices pour construire une démonstration qui n’est pas scientifique, mais qui relève de l’indiciaire. Ainsi, la connaissance du passé reste imparfaite puisque l’historien ne possède que des traces et des indices.
Néanmoins, comme les autres tendances dans l’écriture de l’histoire, la micro-histoire n’arrive pas, elle non plus, selon Paul Ricoeur, à l’universel, mais à une représentativité limitée. Selon le philosophe, étant de bout à bout écriture, l’histoire relie étroitement représentation et narration. La « mise en intrigue » est une des principales composantes de l’opération historiographique. L’historien doit assumer le poids du passé, ce que Ricœur appelle sa « dette » reçue en héritage, son « fardeau », ce qui ne signifie pas qu’il faille céder, comme le rappelle Aron, à « l’illusion rétrospective de fatalité ».
À mon avis, à l’époque de la mondialisation, de l’omniprésence des médias, de la démocratisation des sociétés, l’historien contemporaneiste doit assumer son rôle de « témoin de second degré», comme écrivait Dominic LaCapra[1], ou de vecteur de mémoire parmi d’autres, de traducteur et d’interprète des témoignages, comme l’affirme Shoshana Felman [2].
L’historien croise l’ethnographe, notamment lorsqu’il s’agit de l’histoire du temps présent. La mémoire devient une voie d’accès privilégiée à un passé qui est mort depuis peu dont le fantôme hante les individus, les groupes et même les sociétés. On recueille les souvenirs de gens ayant joué un rôle dans l’histoire, mais également des gens ordinaires. La vie quotidienne de monsieur tout le monde intéresse de plus en plus les historiens. Néanmoins, dans un siècle traumatisé, comme le XXe siècle, l’historien favorise, dans une certaine mesure, les «récits de vie» des rescapés des camps de concentration nazis, des prisons communistes, de camps de travaux forcés, de lieux de déportation.
Donc, la voie privilégiée d’accès à l’histoire du passé récent est la mémoire. Les individus sont convoqués à rendre compte de leur vie par l’intermédiaire des récits de vie. Selon Daniel Bertaux, le récit de vie est un discours narratif qui s’efforce de raconter une histoire réelle et qui, de plus, est improvisée au sein d’une relation dialogique avec un chercheur qui a d’emblée orienté l’entretien vers la description d’expériences pertinentes pour l’objet d’étude[3]. Philipe Lejeune affirme qu’un récit de vie est avant tout une structure (la reconstruction discursive d’une expérience vécue) et un acte de communication[4].
Pour Renaud Dulong, dans le cas des expériences historiques traumatisantes, le récit, qui se présente sous la forme de «mémoires» ou de «récits de vie», n’est pas un simple message informatif, il est un témoignage qui possède parfois une réflexivité politique[5]. Provoquer une prise de conscience est la meilleure modalité de lutter pour qu’une telle expérience ne soit jamais répétée.
Un récit de vie est une mémoire mise en discours ou plutôt des bribes de mémoire organisées dans une narration cohérente. Cette mémoire est une sélection: certains traits de l’événement seront conservés, d’autres sont immédiatement ou progressivement écartés, et donc, oubliés. Toute mémoire individuelle est imbriquée, comme disait Maurice Halbwachs, dans la mémoire collective. Pour expliquer cette interconnexion des mémoires, le sociologue a forgé le concept des cadres sociaux de la mémoire qui sont des structures inductrices de souvenirs, des souvenirs qui changent en même temps que les cadres sociaux de la mémoire. «En outre, à chaque instant, le cadre social donne à nos souvenirs l’éclairage de sens commandé par la vision du monde actuel de notre groupe»[6]. Marie Claire Lavabre considère que la mémoire reconstruit le passé à partir du présent et en fonction de ses cadres sociaux[7]. Elle est une forme de rapport au passé qui s’intéresse à la vérité du présent et à la construction ou le renforcement d’une identité partagée[8].
À l’appui de mon approche de l’écriture de l’histoire et au crédit que j’accorde à la mémoire dans les travaux des historiens, je voudrais vous présenter un court fragment du « making off » du film documentaire mémoriel, que j’ai réalisé en collaboration avec Valeriu Antonovici, Les récits de Baragan. Souvenirs de la Sibérie roumaine, portant sur la mémoire de la déportation pendant le communisme en Roumanie. Le film se fonde sur des récits de vie recueillis auprès des anciens déportés. Le film réunit les souvenirs des témoins, les traces et les indices de la déportation comme des lieux, des photos, et d’autres objets dans un effort de reconstituer un drame historique, mais également de raconter une « histoire vraie » sur les formes de la répression en Roumanie des années ’50.
[1] Dominick LaCapra, History and Memory after Auschwitz, Cornell University Press, Ithaca and London, 1998, p. 11.
[2] Shoshana Felman, «The Return of the Voice: Claude Lanzmann’s Shoah», in Shoshana Felman, Testimony. Crises of witnessing in Literature, psychoanalysis, and history, New York-London, Routledge, 1992, p. 213.
[3] Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Editions Nathan, 1997, p. 65.
[4] Philippe Lejeune, Je est un autre. L’autobiographie de la littérature aux médias, Paris, Seuil, 1980, p. 278.
[5] Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Ed. de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1998, p. 16.
[6] Gerard Namer, Mémoire et société, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987, pp. 37-39.
[7] Marie-Claire Lavabre, «Usages et mésusages de la notion de mémoire», in Critique internationale, no. 7, avril 2000, p. 54.
[8] Marie-Claire Lavabre, «Usages du passé, usages de la mémoire», in Revue française de science politique, vol. 44, no. 3, juin 1994, p. 487.