La déportation et la délocalisation des personnes sont d’autres moyens de répression imaginés par les communistes et inspirés par le Goulag soviétique. Des Roumains, Bulgares, Serbes, Allemands, Juifs, gens de Bessarabie et de Bukovine du nord, Aroumains, Mégléno-Roumains, etc. ont été déportés, entre 1949 et 1964, de leur région à la plaine de Baragan.
« Second Goulag », selon Nicolas Werth, la déportation a fait de nombreuses victimes, dont des enfants, des femmes et des vieillards qui se sont retrouvés, du jour au lendemain, sans aucun moyen d’existence, abandonnés sans eau ni nourriture dans les champs vides du Baragan. Bien qu’en 1967, la déportation ait été reconnue comme illégale, même par les autorités communistes, personne n’a été réhabilité avant la chute du communisme.
Les déportations ont commencé dès le 6 mars 1945 et ont continué jusqu’au 1965. Les premières mesures de déportation visaient les ethniques Allemands accusés de collaboration avec les nazis et déportés en Sibérie. S’ensuit la délocalisation des familles de propriétaires terriens, des hommes d’affaires et d’autres grands propriétaires.
Un bon nombre des paysans qui se sont révoltés dans les années 1950, pendant la collectivisation, ont été également déportés. Les détenus politiques jugés encore dangereux pour l’ordre social, une fois libérés, ne jouissaient pas de la liberté de mouvement. Ils étaient envoyés en domicile obligatoire, dans des villages éloignés, où ils étaient surveillés par la milice locale.
La déportation et le domicile obligatoire furent une pratique constante de la répression. Néanmoins, son épisode le plus tragique a eu lieu la nuit de 18 au 19 juin 1951, lorsque 44 000 personnes d’une région de 25 kilomètres autour de la frontière avec la Yougoslavie ont été déportées dans la plaine de Baragan, sur l’actuel territoire des départements de Braila, Calarasi et Ialomita, Galati.
En pleine nuit, les gens sélectionnés par les autorités communistes, déclarés « ennemis du peuple », ont été forcés d’abandonner leurs maisons et leurs propriétés pour « nulle part ». Certains d’entre eux ont reçu le droit de prendre avec eux leurs animaux, leurs chariots et des biens, notamment de la nourriture. D’autres ont été envoyés dans l’inconnu les mains vides, sauf trois fois rien, quelques vêtements et du pain. Leurs maisons et leurs autres propriétés ont été confisquées par les autorités. Ils en ont été dédommagés. Néanmoins, les sacs d’argent qu’ils ont reçu ne valaient rien, à cause de l’inflation galopante qui marquait l’économie du pays à l’époque.
Des familles entières et des personnes seules ont été rassemblées comme du bétail dans les trains de marchandises et envoyées vers le sud-est de la Roumanie. Le voyage a été long et effrayant. Pendant plusieurs jours, les gens, notamment ceux de Bessarabie, ont vécu avec la peur continuelle d’être déportés en Sibérie. Une Sibérie roumaine, à savoir la plaine de Baragan.
Les trains gardés par les officiers de la Militia et de la Securitate ont traversé la Roumanie pendant plusieurs nuits pour arriver à destination. Débarqués dans les gares de Baragan, les déportés ont été ensuite embarqués dans des chariots, des tracteurs ou des camions et transportés jusqu’aux champs de blé, de coton ou de luzerne restés vides après la moisson. Sur les champs, des pieux marquaient les « lots » attribués à chaque famille ou personne. Entre les pieux, rien, juste le champ.
Les premiers jours ont été inimaginables. L’eau potable et la nourriture manquaient. De même, les toits pour s’abriter. Surveillés jour et nuit par la Militia, les déportés n’avaient pas la permission de quitter leurs champs pour aller s’approvisionner.
Certaines régions de la plaine de Baragan, nouveau domicile des déportées, ont été visitées par la pluie d’été, abondante et dense. La mort rendit aussi visite aux nouveaux arrivants. Elle obligea les survivants à s’organiser afin de survivre.
Des huttes commencent à se bâtir d’urgence. Les enfants sont envoyés en cachette chercher de l’eau et de la nourriture. La vie s’organise.
Après une attente effrayante, les autorités agissent finalement. Elles décident d’informer les déportés sur leur avenir. Ils sont déclarés « ennemis du peuple », et l’endroit assigné à chaque famille ou personne est leur « domicile obligatoire (D.O) ». Un « D.O » apposé sur leur carte d’identité pour bien marquer leur destin. Des matériaux de construction sont également apportés. Les déportés sont encouragés à bâtir leurs maisons et leurs villages. Des maisons typiques sont construites en quelques mois. Chaque village a aussi dû se construire une école, une mairie et un siège de la Militia.
Un an après la déportation de 1951, 18 nouveaux villages apparaissent sur la carte du Baragan : Viişoara, Răchitoasa, Olaru, Salcâmi, Dâlga, Movila Gâldăului, Valeea Viilor, Fundata, Dropia, Pelican, Ezeru, Lăteşti, Măzăreni, Zagna, Bumbăcari, Schei, Frumuşiţa, Valea Călmăţuiului.
La vie de ces villages est rythmée par la mort (pendant les cinq ans de la déportation, plus de 1 500 personnes y ont laissé leurs dépouilles), par la vie (un nombre presque égal a vu la lumière du jour), et par l’obligation de travailler pour se nourrir et pour enrichir l’État communiste. Cette dernière obligation visait même les enfants et les vieillards, les femmes enceintes et les malades. Nul n’était épargné. La Militia contrôlait tout. Les gens, les maisons, les relations, la vie et la mort.
Les chiens n’aboyaient pas dans les villages des « D.O ». Les déportés trouvaient à peine de quoi manger eux-mêmes, ils ne pouvaient pas nourrir de chiens ! Les enterrements n’étaient pas remplis des cris et des larmes des survivants, mais d’un silence détaché de ceux-ci, sachant que ceux qu’ils aimaient étaient libérés du poids de la vie en « D.O ».
Cette situation dura pendant plus de quatre ans. En 1955, les autorités communistes ont décidé de libérer les gens assignés au domicile obligatoire. Ainsi, l’été 1955, on a annoncé aux gens qu’ils étaient libres de partir et de rentrer chez eux. Si pour les Serbes, les Bulgares, les Allemands et les Roumains rentrer pouvait représenter une option, pour les gens de Bessarabie, de Bukovine, et les Aroumains, ils n’avaient plus de chez eux. Ils étaient déjà dispersés au Banat et en Oltenia après l’ultimatum de juin 1941. Dans la plupart des cas, ils n’avaient pas de chez eux en Roumanie ! Ils ont donc choisi de rester sur place. Néanmoins, ils n’y ont pas trouvé la paix. Quelques années plus tard, les communistes ont décidé de faire table rase de tous les villages de la déportation. Les gens qui y résidaient ont été forcés, une fois de plus, d’abandonner leurs maisons et leurs biens et de chercher une vie ailleurs. La plupart se sont installés dans les villages avoisinants. D’autres sont allés dans les villes de la région où ils ont retrouvé leurs enfants et des membres de leurs familles.
Les villages ont disparu à jamais. Même les cimetières ont été rasés. Parfois, une petite forêt cache encore quelques croix qui rendent compte de la vie et de la mort des anciens déportés.
Après la chute du communisme, les déportés ont été réhabilités et ont reçu une indemnisation et d’autres maigres privilèges pour leurs années de domicile obligatoire. Certains ont même récupéré leurs terres et se sont mis à reconstruire leurs maisons. Quelques anciens villages ont connu une renaissance assumée. Leurs belles maisons rendent compte de la réussite de ces gens opprimés qui ont survécu à tous leurs malheurs. Des monuments et des églises, des cimetières refaits sont autant de témoins pour les temps à venir de la tragédie de la déportation.
Extrait du livre, Claudia-Florentina Dobre, Un pays derrière les barbelés. Brève histoire de la répression communiste en Roumanie, Fondation Culturelle Memoria, 2013, p. 45-51.